Souhail Fitouri, Les 3 chameaux

Interviews

Souhail Fitouri, Les 3 chameaux

Artisan de père en fils sur quatre générations, Souhail Fitouri, nous accueille entre sa boutique du souk des blaghjia et son atelier au souk El Hafsi pour nous une introduction au métier noble du maître artisan de la Balgha. 

Mdinti : De l’École d’Architecture de Sidi Bou Saïd, comment en êtes-vous arrivé au design, mais surtout à la Médina ? 

Souhail  :  Mon père travaillait à Loukela (l’auberge) de la Khaldounia qui était le lieu qui regroupait les artisans de la Balgha à la Médina de Tunis. Déjà tout petit, chaque été, mon frère et moi avions pour mission de lui ramener le déjeuner pour ne pas qu’il interrompe son travail. Nous en profitions pour apprendre et découvrir ce monde merveilleux. Mon introduction au métier s’est faite tout naturellement. J’ai commencé par travailler durant mes vacances scolaires pour ramasser mon argent de poche puis un petit salaire, l’été. 

Avant, la plus part des échoppes de blaghjia se trouvaient au-dessus du niveau du sol. L’artisan y accéder en montant quelques marches pour se retrouver à hauteur des yeux. Dans mon enfance, je portais déjà le travail de mon père en haute estime et pour moi c’était tout naturel que le maître artisan surplombe son atelier de par son savoir-faire unique. J’étais donc impressionné et attiré par ce métier très jeune. 

Mdinti : Vous en étiez donc encore entre l’école et le métier. Mais comment s’est fait votre choix de carrière ? 

Souhail : A 19 ans, j’ai choisi d’arrêter mes études. Nos parents à l’époque n’étais pas très enclins à accepter ce choix. Ils estimaient, à raison, que puisque j’avais choisi d’interrompre mes études, je n’avais plus qu’à trouver moi-même comment construire ma vie et subvenir à mes besoins. J’ai donc rejoint mon frère ainé qui était déjà commerçant de Balgha. 

Dans le monde des souks des blaghjia, il y a trois types d’intervenants : les mâalmia (pluriel de mâalem ou maître artisan), les herfa (les manuels) et les commerçants ou vendeurs. Ce dernier volet n’était pas pour moi. Depuis très jeune, j’ai toujours eu un esprit créatif. J’aimais le dessin et créer de mes mains. Avec mes connaissances acquises avec mon père et ma soif de créer, je me suis très vite retrouver à crouler sous les commandes. 

Mdinti : Votre don pour la Balgha a donc été très vite reconnu ?

Souhail : Oui ! En seulement deux ans, j’ai eu de quoi ouvrir mon premier magasin, il y a de cela déjà 24 ans, qui me sert actuellement de dépôt. C’est ainsi que j’ai commencé. Il y a eu des hauts et des bas. Dans notre métier, nous faisons de tout aujourd’hui. Entre la création, la réalisation et la vente. J’assurais moi-même tous les volets du métier. 

Mdinti : La Balgha a-t-elle évolué avec le temps ? 

Souhail : La Balgha a eu une vie très mouvementée, oui ! Avant, il s’agissait de la chaussure de prédilection. Elle se portait en toute saison et toute occasion. Il y en avait qui était faite spécialement pour supporter la pluie et les intempéries. Elle était faite exclusivement en cuir. La production a toujours été l’apanage des artisans spécialisés mais ils étaient en nombre réduit. Ce nombre correspondait à la demande du marché tunisien. 

Dans les années soixante-dix, il y a eu un boum du tourisme. La demande est devenue pressante. Le marché ne pouvait plus répondre car en manque d’apprentis et de petites mains. Et c’est là que ça a dégénéré. Les points de couture ont commencé à être rallongés pour gagner du temps, puis ils se sont mis à la colle (sacrilège !), le cuir a été remplacé par le sky puis par du simple tissu… Une sombre période pour la Balgha qui a vu toutes ses spécificités effacées. 

Mdinti : Paradoxalement, l’expansion du tourisme a influé négativement sur la Balgha… 

Souhail : A l’époque, oui. Le marché a été pris de court. Car avant, les blaghjia avaient des périodes de production puis de vente. Ils préparaient pour des saisons données. Une fois leur production vendue, il ne leur restait que la quantité pour les mariages et grands occasions. Les gens venaient de partout de la Tunisie mais aussi d’ailleurs pour acheter leur balgha qui était préparée pour se marier avec leur tenue traditionnelle selon les régions. L’afflux de visiteurs étrangers a chamboulé cette organisation millénaire. 

Mdinti : On venait de l’étranger pour acquérir une Balgha avant le boum du tourisme ? 

Souhail : Évidemment ! Les maltais, par exemple, venaient spécialement, à un mois particulier de l’année, pour acheter leurs balghas. Il ne faut pas oublier le lien très fort entre la Tunisie et Malte. Ces personnes qui vivaient ici, en regagnant leur pays d’origine n’ont pas perdu leurs habitudes. Ils voulaient leur balgha, cette chaussure luxueuse. Mais c’était pareil pour les italiens et français ou les enfants d’émigrés. Ils revenaient au même moment de l’année pour la Balgha. 

Mdinti : Mais la Balgha a repris ses lettres de noblesse, non ? 

Souhail : En fait, elle ne les avaient jamais perdues. Il y a eu un petit accro dans le temps… Mais le fait-main, la finesse des matériaux et du savoir-faire sont revenus au-devant de la scène. L’exclusivité de la pièce unique dans le temps que lui consacre le maître artisan, fait évidemment le luxe de la Balgha. 

Mdinti : Vous avez, comme votre père, passé dix-sept ans à la Khaldounia. Que diriez-vous si votre fils choisissait la même voie ? 

Souhail : Pas que mon père ! Je représente la quatrième génération de blaghjia dans la famille. Si mon fils souhaite en faire son métier, je l’encouragerait. Mais, je le pousserai également à faire ce que je n’ai pas fait moi-même. Des études qui consoliderait le savoir-faire que je pourrais lui passer. Vous voyez, moi, je suis un manuel. J’aime créer de mes mains. Il m’arrive de passer plusieurs jours sur une seule et unique même paire de Balgha, uniquement pour le plaisir. Cela me procure une immense fierté, d’avoir mis tout mon temps, mon savoir-faire et ma concentration sur une paire de Balgha qui rendra une personne heureuse. Mais si mon fils souhaite suivre cette voie, je lui conseillerais de faire des études pour maîtriser le volet design, marketing et communication. Le savoir-faire, il l’apprendra avec moi. 

Mdinti : Quel genre de clients vous avez ? Est-ce plutôt des femmes ou des hommes ? Les jeunes s’intéressent-ils à la Balgha ? 

Souhail : Pour ne rien vous cacher, je travaille exclusivement avec les designers, les créateurs, qui sont plutôt jeunes, ou les grandes maisons. On va dire que cela représente 85% de notre travail. Pour les 15% restant de mon temps, je le consacre à mes propres créations ou alors je décide de m’octroyer un repos. Parce qu’ici, je suis à la fois, le mâalem (maître artisan), le snayâai (l’apprenti) car je travaille encore avec mon père dont je continue à apprendre, le vendeur mais aussi même le porteur. Je fais tout par moi-même. 

Mdinti : Il y a un manque d’apprentis ? 

Souhail : Malheureusement, cela n’intéresse pas les nouvelles générations. Nous avons des apprentis qui viennent plutôt pendant leurs vacances pour un petit travail saisonnier. Nous n’en trouvons pas, ou très rarement, qui souhaitent en faire leur métier. 

Mdinti : Il n’y a pas d’école dédiée ? L’État n’y a pas pensé ? 

Souhail : Aucune ! C’est nous l’école, les blaghjia. Avec cette spécificité exclusivement tunisienne, aucun décideur n’a pensé à investir dans ce patrimoine qui nous est propre. 

Mdinti : Mais il y a bien une école des métiers de chausseurs ? 

Souhail : La chaussure est une chose. La Balgha en est une autre. C’est un art ! Il faudrait toute une volonté d’État pour maintenir et faire fleurir ce savoir-faire. Mais bon, si l’État ne le fait pas, pourquoi pas nous ? C’est une idée à creuser avec Mdinti !